En présentation de son ouvrage Liberté provisoire, le lieutenant-colonel Lanvin-Lespiau souhaitait plonger le lecteur dans l’esprit dans lequel avait vécu le maquis de l’Oisans, dans lequel il avait façonné la victoire finale et que l’on retrouve tout au long du récit de référence qu’est devenu ce livre.
« Ces quelques pages, sans prétention littéraire, qui sont le fidèle récit de notre combat, n’ont qu’un mérite, celui d’être vraies, vraies jusque dans le plus petit détail.
Cette vérité sera diversement appréciée d’aucuns qui se sont, comme dans la fable, injustement parés des plumes du paon, et qu’elle remet à leur place, d’un rang assez modeste parfois.
Peu nous chaut…
Il est indispensable, par ailleurs, que chacun se mette bien dans notre peau et fasse un effort pour nous comprendre.
Nous étions au Maquis des hors-la-loi, des condamnés à mort, des bêtes traquées sans pitié par un ennemi sauvage et cruel.
Nous étions sans pitié nous-mêmes, comme le solitaire acculé à son fort, et qui fait face aux chiens.
Notre peau, nous la vendions chèrement : œil pour œil, dent pour dent.
Nécessité fait loi, n’est-ce pas ?
Le Maquis « à l’eau de rose » n’a jamais été qu’une spéculation de l’esprit.
Nous avons nécessairement fait une guerre qui avait toutes les apparences d’une guerre de bandits.
Nos besoins étaient immenses : pour faire vivre et subsister notre organisation, ils se chiffraient en millions… Le seul service social en absorbait près de deux chaque mois. (Si la solde Maquis était faible, 5 francs par jour, les allocations familiales étaient convenables : 2000 francs par mois pour la femme, 750 francs par enfant ou personne à charge). Nous payions comptant tout ce qu’il nous était possible de payer.
Nos ressources normales étaient réduites : nos chefs ne pouvaient que très partiellement satisfaire nos demandes de fonds à l’aide de maigres envois d’Alger. (Nous aurons touché 1 700 000 francs à la Libération).
Nous étions dans l’obligation, pour vivre, de précéder à des impositions et réquisitions, au demeurant parfaitement régulières (elles étaient prévues par Alger) contre remise d’un bon numéroté, détaché d’un carnet à souche, dûment tamponné et signé du seul chef de secteur. Ces bons ont tous été honorés à la Libération.
Pour le bourgeois pantouflard et vichyssois, ces justes impositions et perquisitions étaient des vols à main armée… comme nos justes exécutions, des assassinats.
Nous étions trahis, vendus.
Le Boche terrorisait, achetait les consciences.
Nous avons été volontairement des terroristes.
Malheur à qui se rangeait dans le camp de l’occupant par sympathie ou par cupidité.
Notre justice était prompte et implacable ; nous ne connaissions qu’une seule sanction : la mort.
À Vizille, nous avons battu la Gestapo sur son propre terrain. Le résultat fut positif : lors de l’attaque en masse de l’Oisans par la Wehrmacht durant l’occupation de cette ville, du 7 au 22 août, il n’y eut pas une seule exécution, parce qu’il n’y a pas eu un seul individu, aussi taré fût-il, qui eut accepté de courir le risque de dénoncer des patriotes. Et Dieu sait pourtant si nous avions des amis à Vizille… Cher Vizille aux avant-postes du Maquis, ardente cité qui, toute entière, s’était donnée à nous !
Si nous avons commis des erreurs parfois, c’est bien à notre corps défendant… et toujours de bonne foi.
La Justice est une vieille dame, pas pressée… et nous étions, nous, des gens pressés.
Qu’il nous soit beaucoup pardonné parce que nous avons beaucoup donné : nous avions tous fait joyeusement le sacrifice de notre vie.
Nous ne l’avons jamais marchandée. Nos quelque cent-quatre-vingt-trois morts peuvent en témoigner (dont quarante-neuf tués au cours des durs combats d’août 1944 contre la Wehrmacht).
Avec le recul, il est permis de nous juger sans esprit partisan.
Nous avons tous regagné notre place, après une dernière poignée de main aux copains, qui à l’usine, qui au bureau, sans éprouver le besoin de la » ramener » pour ce que nous avions fait… les mains propres.
» Ni anges, ni bêtes… « .
Nous étions des hommes de bonne volonté, des Français de France, c’est tout ».
Saint-Raphaël, le 1er juin 1945.
Capitaine André Lanvin-Lespiau